Mon père appuya sur mes épaules afin de me caler sur la chaise, prenant le temps de vérifier que je ne bougerai pas d’un poil. « Mais papa, je… » « Regarde bien la camera mon chéri. » me coupa ma mère qui se trouvait justement derrière le caméscope, probablement en train de régler le monstre pour qu’il soit bien zoomé sur ma face de ouistiti, et aussi pour que quiconque puisse voir impeccablement la douce et bien aimée acné qui bourgeonnait sur mon visage d’adolescent retardataire. « Eh oh, pas si près, j’exige une distance de sécurité, au moins pour les gens qui regarderont cette video. Tu veux pas non plus un plein accès à mes narines ? » me plaignis-je en vain. Comme toujours, ni mon père ni ma mère ne prêtaient attention à ce que j’étais en train de dire, et pour cause : il paraît que je parle trop. Quand je dis trop, ça veut dire que si chacun des membres de mon entourage avait pu me couper les cordes vocales à la hache, ils ne se seraient probablement pas privés. Mais j’y peux rien moi, j’ai besoin de m’exprimer, c’est comme ça ! C’est quand même la seule chose qui me différencie du chat du voisin. Avouez que si cette boule de poil avait elle aussi le don de parole, on serait tous des animaux. Enfin bref. Incapable de rester en place plus de cinq minutes, je commençais à me tortiller sur ma chaise, soupirant à tout va afin de faire comprendre à ces deux martyriseurs d’enfants qu’étaient mes parents que j’en avais marre. « Et puis d’abord, pourquoi je dois absolument faire cette video ? » Déjà qu’on exploitait mon image, j’avais bien le droit de savoir à quoi elle allait servir. Du moins, c’est ce que je pensais naïvement dans ma petite tête. « Kerwan, arrête de gesticuler, tiens-toi droit et… » « Mais je dois dire quoi ? » demandai-je presque avec désespoir. Comme toujours, j’étais complètement dans les choux. « Parle de toi ! » « Allez les garçons, on se tait maintenant eeeet… ACTION ! »

« Parler de moi ? Mais comment ça, "parler de moi" ? J’sais pas vraiment faire ça. Déjà que parler des autres c’est compliqué. J’suis pas du genre à juger les gens, à lister leurs défauts et leurs qualités, ce qu’ils font de bien ou non. Faut dire que je serais plutôt mal placé pour le faire. J’suis pas vraiment parfait, mais je me maintiens dans la normalité. Bon, évidemment, quand je parle de normalité, tout est relatif ; je suis plus dans la moyenne que dans la normalité en fait. On me dit souvent que je viens d’une autre planète, comme si j’avais des antennes sur la tête, quatre jambes et six bras. Si seulement j’avais une soucoupe volante, ça m’arrangerait bien plutôt que de me taper 83746829126 bornes à vélo pour aller jusqu’à la fac – ouais, rien que ça. Mais sinon, j’suis pas bien méchant hein, un véritable petit agneau – et c’est même pas à cause de mes cheveux ! C’est parce que je suis TROP mignon. Tant et si bien que la grande majorité des super-mamies que je croise se permettent toutes seules de me pincer les joues comme si j’étais un môme de cinq ans qui venait tout juste de faire une bonne action – genre ranger sa chambre, par exemple. Alors que POURTANT, mes parents ils peuvent se brosser pour que je range ma chambre. Hein, tu m’entends maman ? J’LA RANGERAIS PAAAAAS ! Après, je retrouve plus rien et la dite maman elle est pas contente alors faut savoir un peu aussi. Du coup, quand elle me menace de confisquer ma console – parce que oui, j’ai une maman cruelle – je fous tout sous mon lit. Mais alors que ce soit bien clair, je le fais uniquement quand il fait jour, parce que quand c’est nuit noir, il est HORS DE QUESTION que je jette ne serait-ce qu’un œil sous le lit, là où y’a des énormes monstres poilus qui font peur… NON MERCI. Ah je vous vois de là vous moquer de moi… les apparences sont contre moi, c’est un fait, mais je suis absolument pas du tout peureux hein – sauf quand ça concerne les araignées, les films d’horreurs, les types bizarres dans la rue, les gros chiens, les vaches (bah quoi, c’est hyper effrayant une vache), les masques d’Halloween tout pas beau, et puis les petites filles qui tirent les cheveux aussi… ça fait pas de moi un froussard tout ça ? Si ? De toute façon je m’en fiche parce que j’ai besoin de protéger personne à part mon enfant, mon bb, mon trésor, j’ai nommé : Crotton, mon rat. Il est mignon comme son papa. Je l’ai trouvé un jour en même temps qu’un sac à dos en parfait état dans la poubelle à côté de l’école – franchement, on dirait que les gens descendent tous de Cresus. En fait, le rat, il était dans le sac et il avait même déposé sa crotte dedans, d’où son nom, Crotton (pour ma défense j’étais jeune c’était… il y a un ans… oui bon, bref). Bon, mes parents n’étaient pas franchement d’accord pour que je le garde – ni le sac, ni le rat – mais au final, j’ai gardé les deux. Faut dire que je suis tellement mignon hein, personne ne peut me résister quand je fais ma tête de chat-botté en mode : GO KERWAN, ATTAQUE PUISSANCE 7362515223839 DE PERSUASION ! ça marche à tous les coups. Donc, où j’en étais ? Ah oui ! Je… Ohhhh, ça sent bon… ça sent comme… OH MON DIEU LES BROWNIES DE MAMAN ! Partez pas, je reviens ! »  

∞ MOI, VU PAR MA MAMOUNETTE.
« Il a beau avoir bientôt vingt-ans, Kerwan restera toujours mon petit bébou à moi. Je me revois encore le tenir dans mes bras pour la première fois… et pour être honnête, il n’a pas tellement changé. Du moins, moi, j’ai l’impression qu’il est resté ce petit bébé, autant extérieurement qu’intérieurement. D’ailleurs, il a toujours besoin de sa petit môman, encore maintenant. Il aime bien quand je lui prépare son petit déjeuner le matin par exemple, ou que je dépose ses chaussettes propres et pliées sur son lit… un véritable petit bout de chou à sa maman. Il a beaucoup d’amour et d’affection à apporter aux gens et n’en a absolument pas honte, au contraire. Il n’est pas comme tous les autres jeunes qui rechignent à l’idée de faire un bisou à leur maman en public. Et il va sans dire que ça, ça fait toujours plaisir à une mère. Moi qui avait peur de voir mon petit bébé grandir trop vite, je n’ai plus aucune crainte à ce sujet. »

∞ MOI, VU PAR KRISTOPHER, MON GRAND FRERE.
« Mais je vois pas l’intérêt de faire ça roooooh… OUI CA VA, je vais le faire, C’EST BON. Pas la peine de me casser les pieds pendant trois plombes, y’a déjà assez de Kerwan hein. Toujours à se plaindre que de toute façon, c’est toujours lui qui prend. Ouais d’accord, c’est pas foncièrement faux, mais pour être honnête, avec Kayleigh, on n’est pas trop de deux pour lui rendre la pareille. Bon d’accord, je pourrais aussi dire des choses cools sur lui parce que s’il était pas là, j’me ferais bien chier. Kay, elle est toujours avec ses trucs de filles alors dès qu’il s’agit de venir massacrer des zombies à la Play, y’a plus personne. HEUREUSEMENT que Keke vit grâce aux jeux-vidéos. Mais franchement, j’le dégomme, faut pas croire. Nan puis ce qu’il y a de bien aussi avec lui, c’est que c’est tellement facile de le corrompre. Mais quand je dis facile, ce que je veux dire c’est que colorier un carré sans dépasser à côté, c’est rien – quoi que pour Kerwan, c’est même pas la chose la plus évident à réaliser, mais ça, c’est une autre histoire. J’ignore ce qu’il ne ferait pas contre un peu de tune, ou même contre un paquet de gâteau. Y’a que ça qui l’intéresse de toute façon : bouffer. Il mange toute la sainte journée – mais si seulement avoir quelque chose dans la bouche pouvait le faire taire. Mais bon, on n’a pas tout ce qu’on veut dans la vie. Bref, tout ça pour dire : ne laissez JAMAIS de la nourriture quand Kerwan est aux alentours parce que c’est genre encore plus risqué que de laisser Titi en liberté devant Gros Minet. Mais après tout, je m’en fiche complètement que ce soit un gros porc, il culpabilisera assez quand il prendra tous ces kilos d’un coup à ses quarante ans. En attendant, il sera sûrement tellement déprimé qu’il ne voudra rien faire d’autre que de jouer à des jeux-vidéos – comme actuellement en fait – mais tout ça pour dire que j’y gagnerai au final. Bref, je l’aime mon petit frère. »

∞ MOI, VU PAR MA VOISINE DE SOIXANTE-DIX ANS.
« Oh vous savez, à mon âge, je n’ai plus toute ma tête parfois, et comme je ne peux plus me déplacer si aisément, je n’ai qu’à traverser la rue si j’ai besoin de quoi que ce soit. Des œufs pour mes quiches, du lait pour mes crêpes, ou même de la farine pour mes gâteaux. D’ailleurs, je me souviens parfaitement bien de la dernière fois où je suis venue réclamer une tablette de chocolat pour faire les fameux cookies que mes petits enfants aiment tant. C’est le petit Charley qui m’a ouvert. C’est un petit garçon charmant. Il m’a fait entrer, m’a proposé quelque chose à boire, et nous avons finalement passé une bonne petite heure à discuter tous les deux. C’est agréable de pouvoir parler à quelqu’un, et il m’a fait rire aussi en me racontant ses problèmes de petit garçon. Il me rappelle mon fils quand il avait son âge. J’en avais presque oublié ce pourquoi j’étais venu. Finalement, lorsque je lui ai glissé un mot ou deux à propos de mes cookies, ce gourmand n’a pas hésité à me proposer de rester chez lui pour qu’il puisse m’aider à les faire – et pour manger la pâte aussi ! Il a été tellement adorable avec moi que je n’ai pas pu résister à l’envie de lui en laisser quelques-uns. Depuis qu’il a compris l’astuce, il m’invite souvent à cuisiner chez lui… Mais je dois avouer que j’aime bien avoir de la compagnie. Ce petit gars me le rend bien. »

∞ MOI, VU PAR L’UN DE MES PROFS.
« Si je vois qui c’est ? Ce serait difficile de le louper celui-là ! Les trois quart du temps on n’entend que lui dans la classe et croyez moi que ça ne concerne jamais le cours, et le reste du temps, il passe son temps à rêvasser. Et il va de soi que si c’était si simple de le remettre dans le droit chemin, ce serait fait depuis un petit bout de temps. Mais il semblerait que ce soit dans sa nature profonde. IMPOSSIBLE de le faire changer de comportement, même s’il essaie de toutes ses forces. Néanmoins, je ne peux que saluer ses efforts, car même si les résultats ne sont définitivement pas là, il essaie. L’espace de cinq minutes, mais il essaie quand même. Pour être honnête, je serais incapable de dire si c’est un bon ou un mauvais élève. Il est turbulent mais déterminé à réussir. Il est un peu ambivalent sans même s’en rendre compte. En un mot, c’est un personnage complexe ce Kerwan... mais attachant. »

∞ MOI, VU PAR KAYLEIGH, MA GRANDE SOEUR.
« De quoi ? Faut que je dise ce que je pense de qui ? Keke ? Oh trop biiiiiiien j’vais pouvoir le faire chier. Haha, c’est le revers de la médaille mon petit, déjà que tu me fais chier tous les jours toi ! J’ai TOUJOURS dit que je ne voulais pas de petit frère, ni de petite sœur, ni de quoi que soit d’autre qui soit petit d’ailleurs. Parce qu’évidemment, les bébés c’est toujours les chouchous, alors en prenant en compte que Kerwan est toujours un gros bébé, je crie à l’injustice ! Bon, d’accord, c’est vrai que Kris et moi, on s’allie très régulièrement pour lui faire porter le chapeau, et c’est vrai aussi que la plupart du temps, ça marche. Ceci étant, j’avais envie de me plaindre, et mon petit frère est toujours le bon sujet pour ça. Il s’en prend toujours plein la tronche alors une fois de plus ou une fois de moins… Faut s’en prendre à ceux qui sont rodés, sinon c’est pas juste. Puis avec la masse de cheveux qu’il a, il peut bien se prendre des chocs même psychologiques, ça fait air-bag. Bon… Après ça, vous allez dire que je suis vraiment méchante comme sœur mais… VOUS L’AVEZ PAS VU LUI ! Faut s’le farcir hein. Et pourtant, il a pleiiiiiin d’amis. Oui oui, il en a des tas. Faut dire qu’il est hyper sociable aussi, MAIS MÊME. Les gens, je n’ai qu’une chose à dire, les apparences sont parfois trompeuses. Ne vous laissez pas berner par sa bouille d’ange, en vrai c’est un démon ! Ou alors c’est peut-être qu’avec moi... parce qu’il paraît que je suis chiante… Non, NON. C’est lui. »

∞ MOI, VU PAR CROTTON, MON RAT.
« areyfqhsfjd hdyyhghsptrzvjbkz. »

« QUOI ? Mais mamaaaaaaan t’as vu ce qu’ils disent sur moi ? » Je me tortillais sur ma chaise comme un asticot pris à l’hameçon. « De toute façon personne m’aime ! Heureusement que la voisine s’occupe de moi, ELLE ! Et d’abord, ses cookies sont meilleurs que tes brownies », me plaignis-je faussement alors que j’étais encore en train de me lécher les babines – on sait jamais, y’a toujours des miettes qui trainent. « De toute façon, faut pas écouter ce que disent les gens. Kayleigh et Kristopher ils sont juste jaloux parce que je suis plus beau qu’eux et plus mignon et plus gentil aussi. Et super beaucoup plus intelligent, et carrément meilleur aux jeux-vidéos. » Je m’apprêtais à compléter la liste de mes nombreuses et indéniables qualités, mais la boule de papier que je reçus en pleine tronche m’en empêcha. « EH OOOH UN PEU DE DELICATESSE, MON SI DOUX VISAAAAGE ! » Je jetai un coup d’œil furtif aux environs au cas où j’aurais pu apercevoir qui se cachait sous l’identité de ce viseur amateur, mais je ne vis personne. Après avoir grommelé dans ma moustache comme à mon habitude, je me penchai pour ramasser le papier en question que je dépliai ensuite avec difficulté – ouais bah c’est bon, j’ai deux mains gauches, ÇA VA ! « Mets-la un peu en veilleuse pour une fois et amène-moi le pot e Nutella. Avec une cuillère (à soupe ça va de soi). Puis si tu sais pas quoi faire d’autre à part de pavaner devant une caméra, viens faire mes devoirs. » Alors là, vous n’allez pas dire que je ne suis pas martyrisé, hein ! « Pff, t’es qu’une gamine Kay’, espèce de gros bébé ! Tiens, regarde ce que j’en fais, moi, de ton papier ! » criai-je afin qu’elle m’entende d’où elle était, et je savais qu’elle n’était pas loin – je sentais son parfum insupportable qui venait me titiller les narines, j’essaierai de lui en acheter un qui sent bon pour Noël. Très minutieusement, je découpai son petit message de débile mentale en des millions de petits morceaux (rien que ça) que je gardais soigneusement dans l’une de mes mains. Puis, sans réfléchir, je fourrai le tout dans ma bouche. « CHE LE MANCHE BOI TU VOIS LA GROCHE ?! ET CHE VAIS FAIRE PAREILLE A CETTE CAMERA SI PERCHONNE L’ETEINT ! » BIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIP. Conlusion. Fin. Point final, à la ligne. J’arrache la page et je la mange (encore).